C4 - I - 1) 2) Chandebois critique la sélection naturelle - II ...


Un peu d’épistémologie

 


D’une façon générale, ce que R. Chandebois reproche au darwinisme c’est de s’arrêter trop facilement aux modalités et de ne pas voir sous les modalités le fond des choses.

Je pourrais ajouter une autre critique : c’est de confondre la méthodologie avec l’ontologie, la connaissance philosophique de l’être. La méthode expérimentale appliquée aux sciences de la vie leur a fait accomplir d’énormes progrès ; toutefois il ne faut pas qu’elle se fige du point de vue philosophique en un empirisme doctrinal pour lequel n’a de réalité, de vérité que la chose, l’objet sensible. Ce réalisme objectiviste, que démentent aujourd’hui les sciences de   pointe comme la mécanique quantique, tarit à sa source le véritable réalisme qui est potentialité, devenir « se faisant ».

      En terminant cette section consacrée à la philosophie du hasard, à sa configuration épistémologique, je voudrais souligner un point qui m’a frappé en lisant aussi bien J. Monod que F. Jacob ou St. Jay Gould, c’est l’importance accordée à la nécessité, même si parfois l’écart entre hasard et nécessité est des plus acrobatiques.

      1 – Le livre-phare de J. Monod s’intitule « Le hasard et la nécessité ». Toute la première partie est consacrée à la nécessité. Celle-ci prend la forme de « l’invariance reproductive : un chien donne nécessairement naissance à un chien, un chat à un chat. Puis dans la deuxième partie intervient le hasard, véritable paradoxe, il faut bien le dire, de la stabilité des espèces.

      2 – Pour F. Jacob, il y a un fond commun à la vie, une sorte de nécessité commune dont, à son avis, on ne peut pas dire grand-chose, que les gènes vont venir spécifier et que le hasard de leurs mutations va engager dans un processus évolutif.

      3 – St. Jay Gould parle essentiellement de contraintes. Ce sont sur elles que de temps à autre, par un processus de saltation, des gènes changeant brusquement de fonction, par hasard, vont donner naissance à une nouvelle espèce, à l’espèce batracienne comme à l’espèce

humaine, par exemple. C’est ce que Gould appelle l’hétérochronie* des gènes. Il donne comme exemple une nageoire de poisson qui se transforme en un membre terrestre ; on passe ainsi des poissons aux batraciens.

      L’idée commune à ces trois auteurs est qu’il existe bien à la base un déterminisme, des contraintes fortes – la nécessité – que -pour quelle raison ?- le  caprice des gènes va engager dans une voie particulière. Il y a là des généralisations hâtives dont on va voir un peu plus loin les limites et surtout le fourvoiement dans lequel elles vont engager la recherche.

      A l’époque où R. Chandebois publie « Pour en finir avec le darwinisme » (1993), le séquençage des génomes a commencé mais n’est encore qu’à ses débuts. « On nous prie d’attendre » écrit Chandebois, ce que révèlera le décryptage des séquences de nucléotides. On connaît à l’heure actuelle les résultats de cette enquête avec l’achèvement, au moins partiel, du projet « Génome humain ». Toutes les raisons de douter de R. Chandebois, en ce qui concerne le programme génétique, sur son existence même, sont plus que largement justifiées. Evelyn Fox Keller est historienne et philosophe des sciences au célèbre M.I.T. Le caractère central du gène en tant que concept explicatif de l’hérédité et du développement, même s’il n’est pas près d’être abandonné pour différentes raisons, dont toutes ne sont pas très avouables – c’est Fox Keller qui le dit – n’a plus aucune pertinence aujourd’hui aux yeux des biologistes sincères. Aujourd’hui on sait qu’une séquence d’A.D.N. peut coder différentes protéines, et que plusieurs séquences peuvent être nécessaires à l’expression d’une protéine. R. Chandebois a eu tort d’avoir raison trop tôt. Aucun scientifique sérieux ne soutiendrait aujourd’hui qu’à un gène correspond une protéine. L’époque du tout génétique a pris fin, le gène ne pouvant plus être considéré comme une unité matérielle identifiable mais tout au plus comme un concept vague, une création de l’esprit qui a servi à la recherche durant un siècle, le 20ème siècle, « le siècle du gène » comme l’appelle Fox Keller ; servir la recherche ou plutôt la retarder, telle est la question que l’on peut se poser … ?!


2)  La sélection naturelle

 

           
Je ne pourrai m’étendre aussi longuement sur le deuxième pilier du darwinisme, la sélection naturelle, par manque de temps. Après le hasard, sur lequel je reviendrai encore plus loin quand j’exposerai la théorie de R. Chandebois sur l’Evolution et la place que le hasard occupe réellement, il faut tout de même dire un mot de cet « horloger aveugle », comme le dénomme l’un des plus fervents néo-darwinistes de notre époque : R.. Dawkins. Ce dernier part d’un traité de W. Paley, un théologien anglican qui s’efforce de démontrer l’existence d’un créateur à partir de l’origine de la vie. Si quelqu’un heurte du pied une montre en traversant la lande, il est obligé de penser qu’elle a été conçue par un horloger. Il en va de même en ce qui concerne la vie dont les rouages sont autrement plus compliqués que ceux d’une montre. Ces rouages si compliqués ne peuvent être que l’œuvre d’un horloger extrêmement savant, d’un créateur tout puissant. Erreur, s’exclame Dawkins. L’horloger, c’est la Nature elle-même qui élimine tout simplement les formes qui sont mal adaptées aux circonstances extérieures, au milieu ambiant et qui par contre, conserve celles qui sont bien adaptées. Pour Dawkins, c’est la Nature qui sélectionne ; c’est un « horloger aveugle » qui n’a rien à voir avec une Intelligence créatrice. Celle-ci est tout simplement remplacée par la sélection naturelle, le deuxième pivot du darwinisme.

            L’explication est un peu courte du point de vue rationnel. L’épistémologie demanderait encore une fois à se demander ce qu’il faut entendre par adaptation. Si l’on verse dans un même verre, tour à tour, de l’eau et du vin, les deux liquides y prendront la même forme et la similitude de forme tiendra à l’identité d’adaptation du contenu au contenant. Il s’agit là d’une action purement mécanique ; la forme à laquelle les deux liquides s’adaptent était déjà là et c’est elle qui leur a imposé sa propre configuration. Mais quand on parle de l’adaptation d’un organisme aux conditions dans lesquelles il doit vivre, où est la forme préexistante ? Il n’y en a pas et c’est tout simplement à l’organisme lui-même qu’il appartiendra de se créer pour lui-même une forme appropriée aux conditions qui lui sont faites, conditions toujours changeantes... Si Dawkins avait lu Uexküll, il le saurait parfaitement.

            Une fois de plus, R. Chandebois accuse le nominalisme d’être responsable de cette langue de bois. Un terme n’a pas toujours un sens univoque ; il peut recouvrir deux significations différentes ; par manque de rigueur scientifique ou par malhonnêteté intellectuelle, on peut fausser complètement la pensée. R. Chandebois termine par cette remarque pleine d’humour « Subrepticement, sous la plume de Dawkins, c’est la sélection naturelle qui devient le créateur. L’auteur mise, apparemment, sur la précipitation du lecteur, à moins que, dans sa fougue de prosélyte athée, il ne soit aussi aveugle que son horloger. Car avec le même type de raisonnement appliqué aux vieilles horloges, on dirait que l’artisan qui les a conçues et fabriquées n’est autre que la pesanteur qui, en s’exerçant sur les poids, met en marche les rouages qui font tourner les aiguilles et sonner les heures, ou encore quelque inspecteur des travaux finis payé pour détruire toutes celles qui présentent le moindre vice de fabrication ». Ici se termine la partie déconstructive  de l’œuvre du Professeur Chandebois.

 


II – Le gène et la forme ou la démythification de l’A.D.N.

           

Toute époque a eu sa science phare qui a diffusé ses concepts fondamentaux sur d’autres domaines du savoir. Au 17ème siècle, l’hydraulique a joué ce rôle ; on sait l’importance qu’elle a eue pour Descartes dans ses réflexions scientifiques et philosophiques sur le mouvement. La science phare du XXe siècle aura été l’informatique, née en grande partie de la volonté des alliés de décoder les messages de l’armée allemande. Le nom de Türing est célèbre à ce point de vue là. 


Les problèmes de la biologie au XXe siècle

Avant d’en venir à la question induite par l’informatique dans le domaine de la biologie, demandons-nous à quels problèmes fondamentaux ont affaire les biologistes en général et les embryologistes en particulier au XXe siècle. R. Chandebois en distingue deux qu’elle résume de la façon suivante : pourquoi les cellules d’un même organisme, bien que disposant de la même information génétique, fonctionnent-elles différemment ? Il est bien évident qu’une cellule du foie ne fonctionne pas comme un neurone. D’autre part, et c’est là la deuxième question : pourquoi l’activité de chaque cellule dépend-elle de sa situation parmi les autres ?

 


La solution de Jacob et de Monod : le vivant et l’ordinateur

                       
Une solution à de telles difficultés ne peut venir que de l’expérimentation. Or c’est là qu’il convient de mesurer à sa juste valeur les travaux de Jacob et de Monod sur le métabolisme du lactose chez les bactéries. Dans le cas de la bactérie escherichia coli, la synthèse de plusieurs protéines ne se produit qu’à un très faible régime, pratiquement insignifiant en l’absence d’un sucre obtenu à partir du lactose, les galactosides. Habituellement réprimés*, les gènes ne s’expriment qu’en présence du lactose. A ce processus, Jacob et Monod ont donné le nom d’opéron lactose. La production de protéines est habituellement bloquée par un répresseur agissant sous l’action d’un gène. Le rôle du lactose est d’inhiber l’inhibiteur habituel.

Ce système de répression/dérépression*, constaté expérimentalement chez la bactérie, Jacob et Monod l’étendent au problème de la différenciation cellulaire chez les organismes multicellulaires en développement : la construction du vivant avec ses différentes parties, tissus et organes, serait le résultat quasiment mécanique et ponctuel d’actions/répressions de gènes. Bergson écrivait dans l’Evolution créatrice : « Partout où quelque chose vit, il y a quelque part un registre où le temps s’inscrit » ; je commente cette réflexion de Bergson sur la durée : Pour que le temps ne s’écoule pas en pure perte, il faut qu’il soit retenu, vécu comme un temps qui dure pour l’animal qui perçoit. C’est donc bien avec la durée, comme le pensait Bergson, que s’introduit la subjectivité dans l’univers matériel1 . La notion de programme génétique en est le contre-pied exact puisque tout se passe selon elle en une libération différentielle, séquentielle de l’information génétique* se produisant toujours dans l’instant, moment par moment. Le passé ne se continue plus, ni n’agit plus dans le présent ; l’ordinateur s’est substitué à la durée.

                        Les rouages du vivant sont calqués sur ceux de l’ordinateur dans « Le hasard et la nécessité ». Prenons le cas des enzymes allostériques*. Comme les enzymes classiques, ils ont la propriété de reconnaître un substrat spécifique en s’y associant et d’activer sa réaction. Mais, en outre, ces enzymes ont la capacité de reconnaître électivement un ou plusieurs autres sites dont l’association avec l’enzyme a pour effet, selon les cas, soit d’accroître son activité à l’égard du substrat, soit au contraire de l’inhiber. Or, dans l’esprit de Monod, l’enzyme allostérique constitue un relais moléculaire en tout point comparable à un relais électronique. Pour ne pas trahir la pensée de Monod, je me permets de le citer : « De même qu’un relais électronique peut être asservi simultanément à plusieurs potentiels électriques, de même un enzyme allostérique l’est en général à plusieurs potentiels chimiques ». [Le hasard et la nécessité, Points Seuil, p.93]. Selon Monod, l’analogie va encore beaucoup plus loin, mais il suffit de m’arrêter là.

 


La solution de Rosine Chandebois : l’impact des différences de rendement des gènes


                                   
Si pour R. Chandebois, on en est venu à cette conception de la libération séquentielle des gènes selon un programme contenu dans le génome, pour lequel tout se déroule dans l’instant, comme dans une action mécanique, c’est parce que l’on n’a pas tenu compte de certains progrès réalisés par l’expérimentation. Elle en veut pour preuve les travaux de Clayton. Ceux-ci imposent un autre point de vue que celui de l’alternative activation/répression comme principe de la différenciation cellulaire. Tous les gènes n’ont pas le même rendement : on trouve dans certains tissus à l’état larvé des produits de gènes là où l’on ne s’attend pas à les trouver. Pour qu’un gène s’exprime parfaitement, il faut qu’il ait un certain rendement ; l’identité cellulaire d’une cellule n’est pas déterminée par la simple présence  de certaines protéines, mais par leur concentration, qui doit dépasser une certaine valeur, dite seuil de différenciation. « La génétique est une science en pleine mutation », écrit F. Gros2 . Des biologistess et des théoriciens tels que Michel Morange  et Pascal Engel préfèrent parler d’épigénétique ; mais n’est-ce pas ce qu’écrivait déjà R. Chandebois  dans « Le gène et la forme » lorsqu’elle parlait de la manipulation de l’A.D.N. , du génome, par l’environnement extra-chromosomique. Loin d’être aux ordres des gènes, la cellule en tire les moyens pour exécuter les ordres donnés par d’autres cellules en vue de la construction de l’individu.  Nous sommes aux antipodes du modèle proposé par Jacob et Monod : ceux-ci ne parlaient pas de différence de rendement dans la transcription des gènes, de métabolismes dominants et de métabolismes larvés. Pour eux, un gène est réprimé ou déréprimé ; c’est une logique du tout ou du rien. Il s’ensuit que la mémoire est dans cette logique une réalité inexistante ; par contre, pour R. Chandebois, chaque cellule de l’embryon possède une mémoire latente, invisible, mais bien réelle, de ce qui s’est passé pour elle en amont dans son histoire individuelle. Mais comme elle fait partie, en outre, d’un tout, d’une globalité, elle partage avec toutes les autres cellules de ce système une mémoire collective.

                        Pour bien mettre en évidence ce qu’elle entend par métabolisme larvé, R. Chandebois donne l’exemple bien connu de l’iris du triton adulte qui reconstitue un cristallin après l’énucléation de l’œil ; dans ce cas, un métabolisme habituellement larvé devient dominant, s’exprime, par suite d’un changement dans l’environnement cellulaire : le cristallin est reconstitué. l’entretien d’un métabolisme larvé confère une potentialité histogénétique, c’est-à-dire la capacité d’acquérir l’identité tissulaire correspondante si, par suite d’un changement dans l’environnement des cellules, ce métabolisme modifié devient dominant. C’est aussi parce que les blastomères, c’est-à-dire les premières cellules qui résultent de la division de l’œuf, ont des potentialités histogénétiques très étendues qu’ils sont capables d’engendrer à peu près n’importe quel tissu de l’animal dans les développements expérimentaux.

                        J’ai dit, précédemment, que les biologistes s’étaient heurtés à deux difficultés fondamentales :

                        1 – Pourquoi les cellules d’un même organisme, bien que disposant de la même information génétique, fonctionnent-elles différemment ? Jacob et Monod ont tenté d’y répondre par leur thèse de la libération séquentielle des gènes. Nous avons vu déjà à quelles difficultés théoriques et pratiques se heurtait une telle conception. Je vais y revenir en présentant la thèse de R. Chandebois.

                        2 – Pourquoi l’activité de chaque cellule dépend-elle de sa situation parmi les autres ? C’est à ce second point que j’en viens maintenant.


Champ morphogénétique et champ gradient

                       
  Lorsque R. Chandebois commence à enseigner l’embryologie expérimentale, le concept en vogue est celui des champs morphogénétiques. Spemann, un embryologiste célèbre, avait fait en 1918 une découverte importante : les cellules de l’ectoderme sont neuralisées lorsque le mésoderme dorsal vient se placer à leur contact ; dans le tissu neuralisé émerge très rapidement l’architecture du système nerveux, les cinq vésicules de l’encéphale et la moelle épinière. Ce phénomène avait suggéré l’existence dans l’ectoderme d’une sorte de trame invisible imposant à chaque cellule une activité particulière en fonction de sa position dans l’ensemble. C’est ainsi que fut introduite la notion de « champ morphogénétique » par allusion à des champs physiques, électriques ou électromagnétiques. D’un simple concept, on est passé rapidement à l’affirmation d’une théorie avec la notion de champ-gradient, à savoir que chaque cellule est contrainte d’adopter une activité spécifique en fonction de la place qu’elle occupe dans ce champ-gradient rebaptisé : «prepattern » dans la littérature scientifique anglo-saxonne. Rappelons qu’un gradient est le taux de variations progressivement décroissant à partir de la concentration maximale d’une substance donnée. Des expérimentations sur des planaires, des vers plats d’eau douce, ont eu beau démontrer qu’il n’en était rien puisque la greffe de l’extrémité caudale exerce sur un regénérat de tête une dominance égale à celle d’une partie voisine de la tête souche, on maintient toutefois le dogme. C’est le cas en particulier de neurophysiologistes. « Où se trouve ce programme génétique, dès lors qu’il se délocalise au cours des premières étapes du développement embryonnaire  » écrit J.P. Changeux dans « L’homme neuronal » [p. 257] ? La remarque est très juste, mais c’est immédiatement après que Changeux souligne que le véritable modèle explicatif est celui de Wolpert qui « permet de comprendre la diversification des routes cellulaires qui conduisent aux principaux organes de l’adulte ». Un petit nombre de gènes suffit, selon l’auteur, pour déterminer et régler ce réseau. Ainsi cesse à ses yeux ce paradoxe selon lequel 20.000 gènes auraient la capacité de coder des milliards et des milliards de connexions neuronales. A cette vision purement théorique que J.P. Changeux reconnaît n’être qu’à ses débuts, R. Chandebois propose de substituer un autre modèle autrement plus réaliste. Plutôt que d’un contrôle à l’échelle supra-cellulaire, ce qui est à prendre en compte c’est le rôle de la communication cellulaire dans toute l’histoire de l’organogenèse, en ne perdant jamais de vue ce qu’enseignent l’observation et l’expérimentation. Au concept de l’information de position, selon lequel une cellule est renseignée sur la position qu’elle occupe dans l’embryon, R. Chandebois propose de substituer un concept nouveau qui lui est propre et qui est fondamental dans sa pensée et dans son œuvre, celui de « sociologie cellulaire ». 


Sociologie cellulaire. Code et système

C’est sur une erreur de méthode que repose essentiellement la notion même de programme génétique. L’erreur consiste à passer indûment d’un concept valable pour la reproduction des bactéries qui sont des micro-organismes unicellulaires à une théorie de la différenciation cellulaire chez les organismes multicellulaires. Les bactéries se reproduisent en se séparant ; par contre, les cellules issues de l’œuf chez les êtres vivants multicellulaires ne se séparent pas ; elles s’entraident au contraire pour construire ensemble l’animal. C’est donc une erreur de méthode de confondre reproduction et différenciation tissulaire.

Ce qui intéresse R. Chandebois, c’est essentiellement la connaissance des mécanismes à l’œuvre dans le processus de la différenciation cellulaire progressive au cours du développement. Le concept clé, à ses yeux, est celui de « sociologie cellulaire » car, plus que tout autre concept, il dénote, par son sens, la manière dont les cellules s’investissent dans leur tâche de construire l’organisme adulte. Cet investissement se produit à trois niveaux différents et hiérarchisés ; chacun constitue un système qui a pour particularité  de s’organiser lui-même sans concours extérieur : il est autopoïétique. Comme un système cybernétique, son fonctionnement repose sur des mécanismes de rétroaction et de mise en mémoire. Cela ne signifie pas que le système fonctionne comme un robot qui aurait le pouvoir de s’automatiser ; la cellule n’est pas une machinerie moléculaire ; c’est déjà un être vivant qui adopte un comportement social en s’inféodant à un organisme.

Dans la manière dont les cellules de l’organisme en voie de développement coopèrent pour engendrer les tissus de l’adulte, nous découvrons un premier niveau élémentaire de comportement social. Dans « L’embryon, cet inconnu3  » R. Chandebois fait remarquer que toutes les cellules ne se comportent pas de la même manière dans un tissu : dans un épithélium, elles manifestent comme un besoin d’être au contact les unes des autres ; le comportement social élémentaire des cellules d’un conjonctif est différent puisqu’elles manifestent comme un instinct de se tenir à distance les unes des autres. « Une population de cellules embryonnaires est capable d’avancer par elle-même dans sa spécialisation fonctionnelle pendant un certain temps, et sans information provenant de cellules ayant une autre identité tissulaire. Cet automatisme s’appelle La progression autonome (P.A.)4 ». Il n’est pas question de code auquel seraient soumises les cellules ; il s’agit d’un système, un premier système, élémentaire, appelé par R. Chandebois « système population cellulaire », l’unité du système étant une population de cellules possédant la même identité tissulaire.

 

Construction de la forme de l’animal

                        Le comportement social élémentaire n’est pas simplement impliqué dans la progression de la différenciation tissulaire ; il l’est également dans la formation de l’architecture de l’organisme. Un tissu est généralement entouré de plusieurs autres chez l’embryon. Après avoir acquis son identité tissulaire, une population de cellules qui constitue un tissu embryonnaire, rééquilibre ses rapports avec les tissus voisins en effectuant un réajustement d’ensemble. Ces réajustements successifs assignent aux tissus et aux organes une place compatible avec leur fonction. Ces fonctions étant les mêmes dans tout le règne animal, on comprend que, dans tous les grands embranchements de la vie, on retrouve le même plan d’organisation, les mêmes positions relatives du système nerveux, du tube digestif, les deux plans de l’appareil circulatoire. Sur ce plan général d’organisation, les variations génétiques n’ont eu aucun effet. On ne saurait trop souligner ici la supériorité du point de vue épistémique du concept de « sociologie cellulaire » sur celui de programme génétique. Un épistémologue dirait de ce dernier qu’il est sous-déterminé. Le généticien Sang, pour qui tout venait de l’A.D.N., reconnaît lui-même que l’exploration des gènes ne donnait aucune idée sur les relations qui existeraient entre les gènes et la forme de leurs produits, entre l’organisation de L’A.D.N. et l’architecture de l’animal. Ce n’est évidemment pas le cas pour le concept de « sociologie cellulaire », comme nous venons de le voir.

 

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1- Scientifiquement incorrect ou les dérives idéologiques de la science, p 123, éditions Salvator, 2006

2-« Science et Avenir » n° spécial oct. Nov. 2003 

    3 - "L'Embryon cet inconnu", éditions de L'Age d'homme, 2004
    4- "Comment les cellules consturisent l'animal", de R. Chandebois, p. 28, éditions Phénix

 

cf  « Darwin et les grandes énigmes de la vie »,  Points Sciences, page 112

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