C5 - II - La démythification de l'ADN - Critiques. Autres voies...


Du système « population cellulaire » au « système individu »


Il est bien évident que « les interactions homotypiques –de même identité cellulaire- » ne peuvent, à elles seules, construire l’organisme tout entier. Dans l’organogenèse, autrement dit dans la formation des tissus et des organes en cours, là où l’on trouve à un moment donné une population de cellules homogènes, on retrouve, un peu plus tard, à un stade ultérieur, deux ou plusieurs populations de cellules dont les activités spécifiques sont différentes. Ces différents types de population entrent en contact les uns avec les autres ; ils s’induisent mutuellement. Aux « interactions homotypiques », vont se surajouter des « interactions hétérotypiques » pour construire l’individu. Les cellules soumises à l’action hétérotypique abandonnent leur progression autonome pour en poursuivre une autre, sans laquelle elles auraient été incapables de s’engager par leurs propres moyens.

Là encore, il est intéressant de comparer les points de vue, celui de la thèse officielle et celui de R. Chandebois. Pour la thèse officielle, tout le développement est programmé dans le génome, pour R. Chandebois, il l’est dans le fond cytoplasmique de l’œuf. Comparons les deux thèses.

La thèse officielle distingue dans le génome plusieurs sortes de gènes. Les gènes structuraux et les gènes programmeurs. Avant la crise dont la génétique est actuellement l’objet, on pouvait dire qu’un gène structural correspondait exactement à un segment parfaitement délimité de l’A.D.N. Grâce au concours de l’A.R.N. messager et de l’A.R.N. ribosomal, sa fonction était de coder pour une protéine précise ou tout au moins d’un polypeptide, c’est-à-dire d’un nombre important de molécules d’acides aminés formant entre eux une chaîne. La question qui se pose immédiatement est la suivante : pour quelles raisons un gène structural est-il transcrit dans certaines cellules et non dans d’autres ? La réponse vient assez rapidement : on admit l’existence de gènes régulateurs particuliers, appelés gènes programmeurs, censés contrôler le fonctionnement d’une cellule ou d’un groupe de cellules. L’hypothèse semble d’emblée recevoir une véritable confirmation en raison d’un phénomène bien connu, à savoir l’homoeose : une partie du corps présente la configuration d’une autre ; en d’autres termes, des structures correctes se forment à une mauvaise place : dans le complexe antennapedia, une antenne se développe à la place d’une patte, chez la mouche drosophile ; dans le complexe bithorax, à la place de la tête et du thorax se forme un autre abdomen, de polarité inversée, toujours chez la drosophile. Pour les généticiens, il s’agirait tout simplement d’erreurs d’aiguillage dans le processus de différenciation tissulaire.

                 Les objections à cette thèse ne manquent pas ; tout d’abord, ces processus ne sont pas généralisables à tous les groupes d’animaux. On n’a jamais vu chez l’homme des mutations qui fassent apparaître une main à la place d’un œil. Des essais ont été tentés chez des mammifères. Le gène eyeless est le gène dont la mutation est responsable de l’absence d’yeux chez les vertébrés. A des œufs de drosophiles, Walter Gehring, le célèbre généticien suisse et son équipe, ont inoculé le gène eyeless de la souris. En chaque point où on a inoculé à la drosophile le gène eyeless de la souris sont apparues des taches rouges sensibles à la lumière, sur les ailes, sur les pattes, sur d’autres tissus de la drosophile. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Ce ne sont pas des yeux de souris qui sont apparus mais des yeux abortifs de drosophile identifiables grâce à leur couleur rouge. E. Fox Keller s’étonne que l’on ait pu tirer de cette expérience la conclusion selon laquelle eyeless serait le gène maître responsable de la morphogenèse de l’œil. Une telle conclusion arrangerait bien les choses pour un darwinien. Darwin lui-même reconnaissait « qu’il était absurde de supposer que la sélection naturelle ait pu former l’œil avec toutes ses inimitables dispositions ». Si Pax-6, l’équivalent d’eyeless chez la souris, était véritablement le gène qui contrôle la formation de l’œil, les darwiniens n’auraient plus à se faire de souci. Malheureusement pour eux, il n’en va pas ainsi. Eyeless peut tout au plus servir de commutateur aux yeux de Fox Keller, mais non de gène maître programmeur. La question est également traitée par R. Chandebois dans « L’embryon cet inconnu ». Persuadés que tout procède de l’A.D.N., les généticiens ont imaginé l’existence de toutes sortes de gènes hiérarchisés entre eux. C’est ainsi qu’ils ont postulé l’existence de gènes morphogénétiques sous contrôle de gènes maîtres : ainsi les gènes morphogénétiques impliqués dans la formation de l’œil exerceraient leur activité sous le contrôle d’eyeless, un gène-maître. Ce que R. Chandebois reproche aux généticiens, c’est de ne pas avoir tenu compte des travaux des embryologistes. A partir des travaux de ces derniers sur les amphibiens, ils auraient pu se rendre compte que eyeless n’est pas ce supergène qu’ils postulent ; en effet, dans une mutation d’eyeless, seule la vésicule optique est affectée, de telle sorte qu’il s’ensuit naturellement que les autres formations de l’œil ne se produisent pas. C’est donc un rôle bien modeste que possède le gène eyeless. Ce n’est pas le supergène fantasmagorique des généticiens qui aurait le pouvoir considérable d’informer des milliers de gènes morphogénétiques.

                 Autre question embarrassante pour la théorie des supergènes maîtres quand on sait que l’homoeose peut être provoqué également par des traitements divers. Quelle spécificité d’action accorder dès lors à ces prétendus gènes ? C’est pourquoi R. Chandebois propose de renoncer à cette piste où tout serait programmé dans l’A.D.N. pour se tourner vers l’examen de la dynamique qui préside à la différenciation tissulaire au cours du développement. 

Réajustements d’ensemble et enchaînements automatiques

                
Voyons maintenant la thèse de Chandebois : Dans une organogenèse, nous assistons à un enchaînement automatique de réajustements d’ensembles. Chaque cellule d’une population qui poursuit une progression autonome doit constamment réajuster sa personnalité aux changements qui se produisent dans son environnement immédiat. Mais la population elle-même fait partie d’un système plus large qu’elle et d’un niveau hiérarchique supérieur dans lequel elle s’insère. Ce système, R. Chandebois l’appelle le « système individu ». Sa fonction est essentielle dans la création de l’architecture des organes. Chez l’embryon, un tissu est généralement entouré de plusieurs autres. « Leurs influences respectives en se propageant interfèrent, ce qui crée rapidement une organisation invisible plus ou moins compliquée, suivie de l’émergence des traits d’organisation les plus caractéristiques du futur organe » [L’embryon cet inconnu, p. 45]. En intégrant les fonctionnements du système « population cellulaire », le système individu crée jusque dans les moindres détails l’architecture de l’organisme adulte. Il s’agit là d’un prodige d’ingéniosité et plus particulièrement d’un prodige de précision. Je cite encore ici R. Chandebois : « Pour qu’une induction se produise, il faut que les progressions autonomes impliquées soient rigoureusement synchronisées. Le tissu inducteur doit acquérir sa faculté d’induire… pendant la courte période où le tissu réacteur est compétent…Pour que l’organisation qui émerge au cours d’un réajustement soit conforme au modèle de l’espèce, il faut que la progression autonome se déroule à une certaine vitesse, et en plus, que dans l’ascendance des cellules de l’ébauche, et dans celle de leur voisinage, les inductions et les réajustements se soient déroulés normalement » [op. cit. p. 47]. S’agissant de la métamorphose du têtard en grenouille, R. Chandebois peut encore écrire : « cette métamorphose apparaît finalement comme un réajustement d’ensemble de l’organisme à la suite des modifications que l’hormone – la thyroxine – impose au travail des cellules… Peu de temps avant la métamorphose, les tissus acquièrent de nouvelles compétences : chacun répondra à la présence de l’hormone en fonction de son identité » [p.47]. Tous ces réajustements se produisent selon un ordre rigoureusement déterminé  (cf. p. 48).

                

Système individu et mémoire collective 

                
Une telle programmation, si précise, si rigoureuse, n’est possible que grâce à l’existence d’une mémoire collective dans le système individu ; c’est elle – cet héritage commun – qui fait que les cellules savent exactement ce qu’elles ont à faire, comme l’écrivait déjà Bergson dans « L’évolution créatrice ». L’exemple  le plus frappant est celui de la morphochorèse, c’est-à-dire le déplacement et le réagencement des cellules dans l’embryon ; le déplacement du mésoderme est particulièrement significatif : à son contact l’ectoderme, induit par lui, formera l’ébauche du système nerveux avec son organisation particulière, la moelle épinière et les vésicules du cerveau. Ce seul exemple disqualifie la notion de programme génétique : en effet, quelle somme astronomique d’instructions ne faudrait-il pas pour qu’un tel phénomène puisse avoir lieu ? Le véritable problème est de préciser en quoi consiste cette mémoire collective commune à toutes les cellules qui coordonne l’activité de chacune à celle de toutes les autres. Si elle n’est pas dans le génome, elle ne peut être que dans le cytoplasme de l’œuf. Il ne peut s’agir que d’une mémoire distribuée, délocalisée. Voyons comment.  

                 L’ovule mûr est l’état initial du système individu puisque c’est à partir de sa fécondation par le spermatozoïde que le processus embryonnaire va débuter. Or dans l’ovule il y a deux parties distinctes : le pôle nourricier où sont concentrées les réserves nutritives –pensons au jaune d’œuf- et l’autre : le pôle animal.

                 Dès que l’ovule est fécondé par le spermatozoïde, les deux gamètes mettent en commun leurs chromosomes qui sont aussitôt répliqués et répartis  en deux noyaux fils.

                 Nous avons alors deux cellules, appelées blastomères, qui à leur tour se divisent pour former 4 blastomères de taille plus petite, et ainsi de suite. C’est ce que l’on appelle le stade morula parce qu’entre elles, ces cellules forment comme une petite mûre, en réalité un tissu, une assise épithéliale appelée blastoderme. Alors survient un élément capital qui marque le passage au stade gastrula : un partie du blastoderme s’invagine en formant une cavité au fond de laquelle se forme un petit monticule de cellules, à savoir l’endorme qui, en se développant, donnera naissance à la cavité digestive, à l’estomac, à l’intestin grêle, et à tous les organes de cette cavité. A la surface du blastoderme, la couche de cellules qui n’a pas été invaginée va former l’ectoderme, à l’origine de l’épiderme, du système nerveux et des organes sensoriels. Chez les tridermiques se crée un troisième feuillet, le mésoderme, qui donnera naissance aux muscles, aux os, au sang. L’A.D.N. n’a rien à voir dans cette programmation, fait remarquer R. Chandebois.

                 Mais alors qu’est-ce qui initie ce processus qui met sur la bonne voie les progressions autonomes, les populations cellulaires et leurs échanges d’information ? Pour R. Chandebois c’est la désynchronisation des divisions cellulaires, ou mitoses,  au cours de la segmentation. Le rythme de la division cellulaire ne se fait pas partout dans l’œuf à la même allure ; là où sont accumulées les réserves vitellines la division cellulaire se fait plus lentement. Dans l’entraide que se prêtent les cellules pour construire l’animal une horloge cytoplasmique se met en place  au moment de la fécondation, mais, aussitôt après, du fait que les mitoses ne se font pas au même rythme, un clivage se produit dans leur échange d’information qui va servir de moteur pour entraîner un automatisme. Dans ce processus, R. Chandebois pense (dans « L’embryon cet inconnu ») que l’endoderme se forme d’abord, suivi ensuite de l’ectoderme. Ajoutons encore que si l’ovule mûr est le point de départ du système individu, il est aussi le point d’arrivée , le produit final de l’ovogenèse. Par là, le système individu est inclus dans un système plus large, le système lignée. 


Lignées somatiques et lignées germinales

                       
L’animal n’est pas seulement un être qui se construit ; il est aussi un être qui se reproduit à l’identique. Jusqu’à présent, il a été question de lignées somatiques ;  en s’entraidant, en s’informant, en interagissant, les cellules construisent l’individu. Mais dès la fécondation de l’œuf, la sexualité de l’embryon est déterminée. Le sexe mâle produit deux types de spermatozoïdes, les uns portent le chromosome X, les autres le chromosome Y ; quant à la femelle, les deux chromosomes sexuels sont identiques, ce sont des chromosomes X. A la fécondation, le sexe de l’œuf sera déterminé par la nature du chromosome sexuel apporté par le spermatozoïde : pour un X, il y aura un mâle, pour un Y, une femelle. A côté des cellules somatiques existent donc des cellules germinales dont la lignée est la lignée spermatozoïque chez le mâle et la lignée ovulaire chez la femelle. Alors commence un long processus de différenciation dont le moment le plus caractéristique est la méiose*. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans le détail : disons qu’elle consiste en un brassage de gènes. N’oublions pas qu’au moment de la fécondation, l’œuf a hérité par moitié des chromosomes paternels et pour l’autre moitié des chromosomes maternels. Par un processus, appelé crossing over, une recombinaison des gènes se produit au moment de la méiose, de telle sorte que chaque œuf héritera d’un génotype particulier, ce qui explique que deux frères ou deux sœurs, à moins d’être des jumeaux homozygotes, ne se ressemblent pas.

                        Plus que le brassage des gènes qui se produit au cours de la méiose, plus que la diversité et l’hygiène qui en résulte pour l’espèce, ce qui retient l’attention du Pr Chandebois, c’est la programmation du « système individu », de son autopoïèse*. Même si les principes de la différenciation des lignées germinales et somatiques sont les mêmes, à savoir l’entraide des cellules -la « sociologie cellulaire »- il n’en est pas moins vrai qu’elles progressent dans des voies contraires. Les lignées somatiques se développent en construisant l’individu ; les lignées germinales s’achèvent par un retour à la case départ, c’est à dire à la formation d’un nouvel ovule mûr chez la femelle, d’où, sous l’influence d’un spermatozoïde, la construction d’un nouvel animal pourra recommencer. L’œuf étant à la fois un état initial mais aussi un produit, nous allons maintenant considérer qu’en tant qu’individu, il s’insère dans un système plus vaste, à savoir le système lignée.

 

Le rôle des gènes dans la construction de l’individu selon R. Chandebois

                       
Toutefois, avant d’aborder la dernière partie de cette introduction à l’œuvre du Pr Chandebois, demandons-nous quel rôle joue, selon elle, les gènes, dans la programmation du développement. Loin d’en détenir la recette, comme le voulait encore il y a peu de temps la thèse officielle, les gènes ne possèdent rien d’autre que l’information pour fabriquer des polypeptides et des protéines particuliers à chaque espèce. La cellule n’est donc pas aux ordres de ses gènes. « Elle en tire les moyens pour exécuter les ordres qui lui sont donnés par d’autres cellules » [L’embryon cet inconnu, p. 27]. Chaque cellule du tout jeune embryon entretient à faible régime la synthèse des divers tissus de l’adulte. La genèse de ces derniers s’explique par l’installation de différences quantitatives dans les rendements des gènes, accompagnée par la répression irréversible de certains d’entre eux. Il est à peine utile de souligner ici la différence qui oppose la thèse novatrice de R. Chandebois à celle des généticiens moléculaires classiques. Pour ces derniers l’activité de la cellule est conçue sur celle d’un robot. Tout se passe dans l’instant par la libération soudaine de l’activité d’un gène, jusqu’alors réprimé. C’est d’ailleurs toute la construction de l’organisme qui est conçu sur ce modèle robotique. Redisons-le, le temps dont Bergson disait qu’il est créateur ou rien, est complètement ignoré. Or c’est précisément ce temps créateur que remet en valeur et en honneur l’œuvre de R. Chandebois en tant qu’embryologiste et, comme nous allons le voir maintenant, en tant que théoricienne de l’Evolution. Ce n’est pas dans l’A.D.N. qu’est contenu le programme du développement. La mémoire de l’espèce est, pour Chandebois, dans le cytoplasme de l’œuf ; c’est lui qui, en fonction de sa composition physico-chimique, manipule l’A.D.N. et ses deux brins, comme le pensait le professeur Mirko Beljanski. Et tout cela se déroule dans le temps, d’abord sous forme de gradients invisibles, de maturation, jusqu’à ce qu’apparaisse irréversiblement dans la durée un nouveau trait d’organisation de l’animal en développement.

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