C6 - III -Chandebois : la théorie cybernétique de l'Evolution

III – Une théorie cybernétique de l’Evolution

 

Commençons par dire qu’il n’y a aucune intention métaphysique dans l’œuvre de R. Chandebois. On ne peut donc dire qu’elle est créationniste ou néo créationniste ; elle est strictement scientifique ; l’auteur ne s’intéresse qu’au jeu des causalités naturelles. La réflexion du philosophe vient après coup ; ce philosophe est comme l’oiseau de Minerve qui ne s’éveille qu’à la tombée de la nuit, selon l’expression de Hegel ; il réfléchit sur une œuvre déjà existante.

La théorie cybernétique de l’Evolution a pour point de départ scientifique, l’embryologie. « Pour comprendre véritablement le processus de l’évolution, il faut d’abord comprendre le développement embryonnaire » a écrit F. Jacob dans « Le Jeu des Possibles » [Fayard, p. 87]. Un peu plus loin, F. Jacob ajoute : « malheureusement, on ne sait presque rien encore du développement de l’embryon ». Une telle affirmation peut se comprendre peut-être sous la plume d’un généticien mais pas d’un embryologiste. Les données accumulées dans ce domaine par R. Chandebois sont considérables. En plus des observations qu’elle a pu réaliser elle-même personnellement, spécialement sur les planaires, elle a accumulé une somme inouïe de renseignements sur le développement embryonnaire à partir de différents types d’opérations microchirurgicales pratiquées, depuis la fin du XIXe siècle, par des scientifiques épris de rigueur.

 

    Rapide coup d’œil sur l’histoire de l’Evolution. Le système lignée


En tant qu’il fait partie d’une espèce, l’espèce humaine, l’espèce canine ou autre, chaque être vivant appartient à une lignée, l’œuf étant à la fois le stade initial à partir duquel se développera l’embryon et, d’autre part, le produit terminal des cellules germinales ; il insère le système individu dans un système d’ordre supérieur, le système lignée qui assure l’enchaînement de générations. Toute espèce fait partie d’une lignée évolutive. Tout a commencé à l’origine de la vie, par des microorganismes unicellulaires tels que les archeobactéries, ou bactéries primitives. Ce sont des procaryotes, cellules dépourvues de membranes délimitant le noyau du reste de la cellule. Avec la transformation de la cellule procaryote en cellule eucaryote, l’innovation majeure fut le cloisonnement du cytoplasme par le développement de membranes. Ainsi isolés, les compartiments se sont spécialisées dans des fonctions différentes telles, par exemple, que la production de l’énergie nécessaire à l’entretien de la vie par les mitochondries.

La deuxième grande étape de l’Evolution correspond à la genèse des organismes pluricellulaires, avec, d’un côté, des formes végétales et de l’autre des formes animales, les métazoaires. « La genèse des métazoaires, écrit R. Chandebois, se présente comme la première étape de la différenciation somatique : le partage des fonctions animales entre un ectoderme et un endoderme » [« L’embryon cet inconnu », p. 127].  

Cette organisation en ectoderme et en endoderme n’a pu se faire à partir des cellules eucaryotes sans une étape intermédiaire. Celle-ci a consisté en l’acquisition d’un comportement social élémentaire : cet état physiologique se trouve à l’état d’ébauche chez les colonies de protistes dont sont issus les premiers métazoaires. Dans ces colonies de protistes, la sexualité existe déjà. Chaque zygote (ou cellule œuf) formé par l’union de deux gamètes (un ovule et un spermatozoïde) est le point de départ d’une ontogenèse ; par contre, la différenciation somatique en ectoderme et endoderme n’existe pas. Les premiers métazoaires se distinguent donc des colonies de protistes par la différenciation somatique qui s’ajoute à la différenciation germinale, ovules et spermatozoïdes.

 Il y a là toute une logique du vivant dont la connaissance semble faire défaut aux généticiens préoccupés essentiellement de mutation. C’est du moins ce que l’on est en droit de déduire de l’affirmation de F. Jacob, selon laquelle ce serait d’un fond ignoré qu’aurait émergé la saillie des différences produites par des mutations.

 Les premiers métazoaires sont des animaux didermiques (endoderme et ectoderme) ; toutes leurs cellules sont des cellules eucaryotes ; ils n’auraient donc pu apparaître si l’évolution n’avait inventé ce type compartimenté de cellules. Ils appartiennent à différents embranchements dont les particularités anatomiques et histologiques ont été maintenues jusqu’aux sommets de l’Evolution. Il en va ainsi de la cavité digestive tout comme des cellules nerveuses qui ne sont pas agencées de la même manière dans tous les embranchements. Ceci conduit à penser que chaque embranchement de métazoaires descend d’un groupe particulier de protozoaires, contrairement à la notion de gastraea. La grande question qui se pose, alors, est la suivante : à quelle logique répond le polyphylétisme* et l’évolution en général ?

 

I    Intégrons ou division des tâches


Cette grande question est abordée par F. Jacob dans le dernier chapitre de « La logique du vivant », intitulé : « l’intégron ». Les êtres vivants, écrit-il, se construisent par une série « d’empaquetages ». Ils sont agencés selon une hiérarchie d’ensembles discontinus. « Chacune de ces unités constituées par l’intégration de sous unités peut être désignée par le terme général d’intégron. Un intégron se forme par l’assemblage d’intégrons de niveau inférieur ; il participe à la construction d’un intégron de niveau supérieur » [p. 323]. Cette logique vaut aussi bien pour le développement que pour l’Evolution. Le plus simple des intégrons est la cellule qui, par certains côtés, ne diffère d’une structure cristalline que par son degré de complexité, tant aux yeux de Jacob que de Monod. Rapprocher ainsi le vivant de l’inerte, c’est tendre vers le réductionnisme. Il s’agit, toutefois, pour ces deux auteurs d’un « réductionnisme hiérarchique » puisqu’il existe une hiérarchie entre les intégrons, chaque intégron se formant par l’assemblage d’intégrons de niveau inférieur ; Ainsi la cellule participe à la construction d’un tissu, celui-ci à celle d’un organe ; des organes font, à leur tour, partie d’un système, système immunitaire, système nerveux, etc… F. Jacob avoue, ici, son embarras. « Chez les êtres multicellulaires viennent s’ajouter d’autres circuits de régulation pour accorder les activités des cellules et les intégrer. Là, interviennent les activités directes des cellules, les hormones et le système nerveux. On ignore encore le fonctionnement de ces circuits ». (François Jacob, La Logique du vivant, p. 322 )

A cette notion d’empaquetage et d’assemblage, R. Chandebois oppose une autre logique du vivant, fondée sur la division du travail des cellules, poussée toujours plus loin. Avec l’apparition des métazoaires, de véritables bonds en avant se sont produits dans l’architecture individuelle des animaux, sans que l’on puisse attribuer aux gènes ce formidable progrès ; l’augmentation de la masse d’A.D.N. par noyau n’a rien, en effet, de significatif car elle n’est pas vraiment différente entre les espèces les plus rudimentaires et les espèces les plus évoluées « à 10% près, elle est la même chez la souris, le bœuf, le chimpanzé et l’homme, écrit J.P. Changeux » [L’homme neuronal, p. 249]. Ce qui compte fondamentalement, pour R. Chandebois, c’est l’acquisition d’un comportement social élémentaire par des cellules jusque là libres.

                               L’ectoderme et l’endoderme correspondent déjà à une division du travail. Il faut des cellules spécialisées dans la détection et la capture des proies et d’autres dans leur assimilation par des enzymes appropriés. Ces formes primitives correspondent au groupe des didermiques dont les méduses et les éponges sont encore les représentants les plus typiques dans la faune actuelle. En s’appuyant sur la structure didermique, des didermiques vont pousser plus loin le travail de la division des tâches. Vont naître alors les tridermiques avec un troisième feuillet, le mésoderme, logé entre l’ectoderme et l’endoderme, produit par des cellules précédemment déterminées pour former de l’ectoderme. Les tridermiques sont aussi appelés des coelomates parce qu’ils possèdent un coelome, la cavité digestive des didermiques s’étant transformée en un tube digestif avec ses annexes, comportant une deuxième ouverture, l’anus. Tous les didermiques n’ont pu exécuter ce bond en avant constituant une phase importante de l’évolution directionnelle ; ceux qui ont franchi ce pas se sont diversifiés en groupes différents qui ont conservé en commun les caractères généraux de la lignée ancestrale. Comme l’a fait remarquer P.P. Grassé, l’exubérance de la vie s’est peu à peu amortie au cours de l’évolution : les variations apparues dans le plan d’organisation de l’animal étant de moins en moins importantes ; ainsi sont apparus successivement, dans le règne animal, des embranchements, puis des classes, puis des ordres, etc… La différence morphologique d’un individu à un autre est évidemment plus importante au niveau d’un embranchement qu’à celui d’une classe ou d’un ordre, etc… Cet ordre hiérarchique est observé dans la nature actuelle ; il suffit de regarder autour de soi : il y a moins de différence entre un chien et un ours, qui appartiennent à la même classe et au même ordre, qu’entre un chien et une pieuvre qui font partie d’embranchements différents.

                                      Il est important de faire remarquer que, malgré les différences fondamentales installées au départ ente les divers embranchements, ceux qui  ont réussi à franchir les différentes étapes de l’Evolution  -vertébrés, mollusques, arthropodes- arrivent, au besoin par des moyens différents, à des effets comparables. Bergson faisait déjà remarquer à propos de l’œil que celui des mollusques supérieurs, les céphalopodes, ressemble en tout point à celui des vertébrés, malgré l’extrême complexité de l’organe. Le même effet est obtenu par des combinaisons diverses de causes. Chez les mollusques la rétine dérive directement de l’ectoderme, tandis que chez les vertébrés elle en dérive indirectement par l’intermédiaire de l’encéphale embryonnaire. Ce n’est pas le hasard qui peut être à l’origine de cette convergence. Bon gré, mal gré, c’est à unprincipe interne de direction qu’il faut faie appel. Quel que soit l’embranchement, l’Evolution suit une même orientation. Elle est directionnelle, dit R. Chandebois. 


    Hasard ou Evolution directionnelle ?


Bien des variations existent, dues à la contingence des conditions environnementales dans laquelle évoluent les êtres vivants. A quoi s’ajoute le jeu de mutations dont je parlerai plus loin, il n’en reste pas moins vrai que l’Evolution n’est pas ballottée par le hasard  mais suit une direction qu’aucun Alexandre, aucun Napoléon, aucun chef de guerre ne sauraient faire dévier, selon l’expression de P. P. Grassé. Il y a bien quelques différences dans le plan du système nerveux entre les hyponeuriens et les épineuriens mais cette variation n’affecte pas le plan d’ensemble commun à tous les tridermiques : jusqu’au sommet de leur évolution, rien d’essentiel n’a changé dans l’aspect et dans les positions relatives des grands systèmes, digestif, nerveux et circulatoire. Remarquons que les mutations n’ont en rien affecté ces grands plans d’ensemble. Muter, comme le fait remarquer encore Grassé, n’est pas évoluer ; les bactéries n’ont pas cessé de muter depuis l’époque lointaine où elles métabolisaient les sels ferriques au fond de leurs lagunes ; elles n’ont pourtant pas évolué.

Le flux évolutif n’est donc pas à attribuer au hasard des mutations ; il est attribuable à la division et à la répartition des tâches poussées toujours plus loin. L’apparition du mésoderme chez les tridermiques s’accompagne de toute une série d’innovations. L’une des plus importantes est la production par l’ectoderme de cellules appelées neurones qui relient les cellules sensorielles aux fibres musculaires. Certains autres neurones, spécialisés dans la fonction endocrinienne, déversent dans le sang les neurosécrétions qu’ils élaborent.

Résumons en disant que la division du travail métabolique étant poussée toujours plus loin, là où chez un organisme inférieur un seul type cellulaire suffit pour assurer une fonction de survie, il en faut plusieurs chez les organismes les plus évolués. C’est d’ailleurs le même principe qui est à l’œuvre dans l’évolution et dans l’organogenèse. Si donc on peut parler d’automatisme et d’autopoïèse à propos du développement, on peut de même parler d’une ontogenèse du règne animal dans son ensemble.

Une telle conception est à l’opposé de celle que propose Jacob et Monod. J’ai parlé précédemment d’intégrons. La nature ne travaille pas à la manière d’un ouvrier ou d’un bricoleur en assemblant des parties ou en en modifiant l’ordre. C’est pourtant à ce modèle que pense F. Jacob lorsqu’il parle d’intégration ou de bricolage. Ce n’est pas de cette façon que s’y prend la vie dans l’embryon ; c’est au contraire en dissociant. Le même processus est à l’œuvre dans l’Evolution : il suffit de se rappeler ce que je viens de dire à propos du passage des didermiques aux tridermiques. Donnons encore un exemple : la division des tâches s’arrête très vite chez un oursin, animal peu évolué : elle s’arrête pratiquement au stade gastrula.

 


Retour sur le Soma et Germen


Il reste un problème important à résoudre : il est de concilier l’invariance reproductive avec le flux évolutif. Monod avait trouvé un moyen de le résoudre, c’est-à-dire en recourant au hasard. « A l’échelle de la population, la mutation n’est nullement une exception : c’est la règle » [Le hasard et la nécessité, p. 157]. Ce principe est celui qui fonde encore aujourd’hui la génétique des populations. R. Chandebois  propose à cette question complexe une solution autrement plus réaliste. La stabilité d’une espèce exige que, d’une génération à l’autre, les ovules présentent les mêmes propriétés. La lignée ovulaire a ceci de particulier, comme il a déjà été dit : le stade ultime de sa différenciation représente le retour à la case départ,  à savoir de nouveaux ovules. R. Chandebois exprime cette réalité en disant que la lignée germinale de chaque espèce possède un fonds cytoplasmique qui lui est propre. C’est évidemment par l’intermédiaire des organismes adultes que se fait la transmission d’une génération à l’autre de ce fonds cytoplasmique propre à chaque espèce. Longtemps la théorie de Weismann a prévalu – la théorie de la continuité germinale – selon laquelle les cellules germinales et les cellules somatiques étaient indépendantes les unes des autres ; c’est d’ailleurs cette théorie qui a mis fin à la notion de la transmissibilité des caractères acquis. Quelque avatar que puisse subir un organisme, ses cellules germinales, et donc sa descendance, se trouvent hors d’atteinte. On peut ainsi, dès leur naissance, couper la queue de tous les souriceaux d’une lignée ; après plusieurs générations, toutes les nombreuses petites souris de la lignée possèdent une queue normale. On reproche, aujourd’hui, à Weismann d’avoir été trop systématique et d’avoir ignoré des détails importants. Un numéro spécial de « Sciences et Avenir » [n° 149, décembre 2006/janvier 2007] porte en gros titre l’intitulé suivant « Grand bouleversement dans le débat inné/acquis ». Il ne s’agit pas pour autant de revenir à Lamarck mais de mieux comprendre l’énigme des vrais jumeaux, génétiquement identiques et pourtant différents phénotypiquement du point de vue physique et du point de vue comportemental. En réinventant le concept d’« épigénétique » un certain nombre de biologistes contemporains s’efforce de comprendre comment l’environnement peut affecter l’expression des lignées germinales chez de vrais jumeaux homozygotes. C’est ce contre-pied à la théorie de l’immutabilité du germen qui fait partie également de la pensée de R. Chandebois. « Le germen n’est pas immortel comme on l’a cru : il est pérennisé par le soma », [L’embryon cet inconnu, p. 74]. Dans la marche de l’évolution, R. Chandebois montre comment les cellules ovulaires et somatiques peuvent s’entraider pour franchir une nouvelle étape. Elle sait, en tant qu’embryologiste, qu’un nouveau tissu ne peut apparaître au cours du développement sans que la concentration de certaines substances spécifiques n’ait dépassé un certain seuil. Elle sait d’autre part que le cytoplasme de l’œuf contient de l’A.D.N. associé au vitellus et qui n’est pas de l’A.D.N. mitochondrial, c’est-à-dire propre au cytoplasme de l’œuf. Elle sait, enfin, que l’on a découvert que cet A.D.N. n’est pas élaboré par l’ovocyte, du moins dans sa totalité, mais qu’il lui est fourni par des cellules somatiques, à savoir les cellules folliculeuses et peut-être aussi par le sang. La question est alors la suivante : quelle information véhicule cette masse d’A.D.N. ? même si on ne le sait pas précisément, des hypothèses très vraisemblables peuvent être avancées. Avec la succession des générations, certains organismes maternels, physiologiquement plus performants que d’autres, auraient fourni à leurs ovocytes des quantités d’A.D.N. cytoplasmique toujours plus grandes ; elles auraient contribué, par contre coup, à modifier leur génome ; selon l’image de R. Chandebois, une véritable partie de ping-pong se serait ainsi engagée entre le germen et le soma jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre s’installe brusquement en une seule génération, en donnant naissance à une nouvelle espèce et à des pontes d’un type nouveau. Ce mécanisme pourrait aussi expliquer l’orthogenèse que R. Chandebois préfère parfois appeler « croissance évolutive ». Il faut en dire ici un mot : comme P. P. Grassé, elle ne pense pas que l’évolution puisse être comparée à un grand arbre mais au contraire à une petite tige qui, à chacun de ses nœuds, émet un verticille de rameaux latéraux. Aux premiers nœuds correspondent les embranchements. Les rameaux les plus puissants correspondent, eux, aux classes qui envoient des ramuscules secondaires (les ordres) puis tertiaires et quaternaires (les ordres et les familles). Les feuilles sont les espèces. Cette image de l’évolution est en accord avec les constats que relève Grassé en tant que paléontologiste. « La marge de l’évolution n’a cessé de s’amenuiser : à l’ordovicien, la genèse des embranchements s’arrête, au jurassique, celle des classes, au Paléocène-Eocène, celle des ordres… L’évolution actuelle se limite à la spéciation ». Pensons aux pinsons de Darwin dans les îles Galapagos. Dans l’optique darwinienne, la variation au sein de l’espèce est considérée comme une « microévolution », la genèse des groupes supérieurs à l’espèce est appelée alors macroévolution. Enfin la « mégaévolution » correspond à la genèse des grands types d’organisation. Expliquer le plus à partir du moins n’est pas une solution. Ce qui manque à de telles conceptions, c’est un véritable cadre théorique.

 

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