173 - Le blog du blog : "La vie simple" -2- de Charles Wagner

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Ch.3
La pensée simple

Ce n'est pas notre vie seulement dans ses manifestations pratiques, mais aussi le domaine de nos idées qui a besoin d'être déblayé. L'anarchie règne dans la pensée humaine; nous marchons en pleines broussailles, perdus dans le détail infini, sans orientation et sans direction. Dès que l'homme a reconnu qu'il a son but, que ce but est d'être un homme, il organise sa pensée en conséquence. Toute façon de penser, de comprendre ou de juger qui ne le rend pas meilleur et plus fort, il la rejette comme malsaine. Et tout d'abord, il fuit le travers trop commun qui consiste à s'amuser de sa pensée. La pensée est un outil sérieux qui a sa fonction dans l'ensemble : ce n'est pas un joujou. Prenons un exemple voici un atelier de peintre. Les outils sont à leur place. Tout indique que cet ensemble de moyens est disposé en vue d'un but à atteindre. Ouvrez la porte à des singes. Ils grimperont sur les établis, se suspendront aux cordes, se draperont dans les étoffes, se coifferont avec des pantoufles, jongleront avec les pinceaux, goûteront aux couleurs, et perceront les toiles pour voir ce que les portraits ont dans le ventre. Je ne doute pas de leur plaisir, il est certain qu'ils doivent trouver ce genre d'exercice fort intéressant. Mais un atelier n'est pas fait pour y lâcher des singes. De même la pensée n'est pas un terrain d'évolutions acrobatiques. Un homme digne de ce nom pense comme il est et comme il aime; il y va de tout son coeur et non avec cette curiosité détachée et stérile qui, sous prétexte de tout voir et tout connaître, s'expose à ne jamais éprouver une saine et profonde émotion et à ne jamais produire un acte véritable.

Une autre habitude dont il est urgent de se corriger, acolyte ordinaire de la vie factice, c'est la manie de s'examiner et de s'analyser à tout propos. Je n'engage pas l'homme à se désintéresser de l'observation intérieure et de l'examen de conscience. Essayer d'y voir clair dans son esprit et dans ses motifs de conduite est un élément essentiel de la bonne vie. Mais autre chose est la vigilance, autre chose cette application incessante à se regarder vivre et penser, à se démonter soi-même comme une mécanique. C'est perdre son temps et se détraquer. L'homme qui, pour se mieux préparer à la marche, voudrait d'abord se livrer à un minutieux examen anatomique de ses moyens de locomotion risquerait de se disloquer avant d'avoir fait un seul pas. « Tu as ce qu'il te faut pour marcher, donc en avant! Prends garde de tomber et use de ta force avec discernement. » Les chercheurs de petites bêtes et les marchands de scrupules se réduisent à l'inaction. Il suffit d'une lueur de bon sens pour se rendre compte que l'homme n'est pas fait pour se regarder le nombril.

Le bon sens, ne trouvez-vous pas que ce qu'on désigne par ce mot se fait aussi rare que les bonnes coutumes d'autrefois? Le bon sens c'est vieux jeu. Il faut autre chose; et l'on cherche midi à quatorze heures. Car c'est là un raffinement que le vulgaire ne saurait se payer, et il est si agréable de se distinguer! Au lieu de se comporter comme une personne naturelle qui se sert des moyens tout indiqués dont elle dispose, nous arrivons à force de génie aux plus étonnantes singularités. Plutôt dérailler que de suivre la ligne simple! Toutes les déviations et toutes les difformités corporelles que soigne l'orthopédie, ne donnent qu'une faible idée des bosses, des torsions, des déhanchements, que nous nous sommes infligés pour sortir du droit bon sens. Et nous apprenons à nos dépens qu'on ne se déforme pas impunément. La nouveauté après tout est éphémère. Il n'y a de durable que les immortelles banalités et si l'on s'en écarte c'est pour courir les plus périlleuses aventures. Heureux celui qui en revient, qui sait redevenir simple. Le simple bon sens n'est pas, comme plusieurs peuvent se l'imaginer, la propriété innée du premier venu, bagage vulgaire et trivial qui n'a coûté de peine à personne. Je le compare à ces vieilles chansons populaires, anonymes et impérissables, qui semblent être sorties du coeur même des foules. Le bon sens est le capital lentement et péniblement accumulé par le labeur des siècles. C'est un pur trésor, dont celui-là seul comprend la valeur, qui l'a perdu ou qui voit vivre les gens qui n'en ont plus. Pour ma part je pense qu'aucune peine n'est trop grande pour acquérir et garder le bon sens, pour maintenir ses yeux clairvoyants, son jugement droit. On prend bien garde à son épée, de peur de la fausser ou de la laisser ronger par la rouille. A plus forte raison faut-il prendre soin de sa pensée. Mais il faut bien comprendre ceci. Un appel au bon sens n'est pas un appel à la pensée terre à terre, à un positivisme étroit qui nie tout ce qu'il ne peut ni voir ni toucher. Car cela aussi est un manque de bon sens que de vouloir absorber l'homme dans sa sensation matérielle et d'oublier les hautes réalités du monde intérieur. Nous touchons ici à un point douloureux, autour duquel s'agitent les plus grands problèmes de l'humanité. Nous luttons en effet pour atteindre à une conception de la vie, nous la cherchons â travers mille obscurités et mille douleurs; et tout ce qui touche aux réalités spirituelles devient de jour en jour plus angoissant. Au milieu des graves embarras et du désordre momentané qui accompagne les grandes crises de la pensée, il semble plus que jamais difficile de se tirer d'affaire avec quelques principes simples. Pourtant la nécessité même nous vient en aide, comme elle l'a fait pour se hommes de tous les temps. Le programme de la vie est terriblement simple après tout, et par cela même que l'existence est si pressante et qu'elle s'impose, elle nous avertit qu'elle précède l'idée que nous pouvons nous en faire et que nul ne peut attendre pour vivre qu'il ait d'abord compris. Nous sommes partout en face du fait accompli avec nos philosophies, nos explications, nos croyances, et c'est ce fait accompli, prodigieux, irréfutable qui nous rappelle à l'ordre lorsque nous voulons déduire la vie de nos raisonnements et attendre pour agir que nous ayons fini de philosopher. Voilà l'heureuse nécessité qui empêche le monde de s'arrêter lorsque l'homme doute de son chemin. Voyageurs d'un jour, nous sommes emportés dans un vaste mouvement auquel nous sommes appelés à contribuer, mais que nous n'avons ni prévu, ni embrassé dans son ensemble, ni sondé dans ses fins dernières. Notre part consiste à remplir fidèlement 1 rôle de simple soldat qui nous est dévolu, et notre pensée doit s'adapter à cette situation. Ne disons pas que les temps sont plus difficiles pour nous que pour nos aïeux, car ce qui se voit de loin se voit souvent mal, et il y a d'ailleurs de la mauvaise grâce à se plaindre de n'être pas né du temps de son grand-père. Ce qu'on peut penser de moins contestable sur ce sujet, le voici depuis que le monde existe il est malaisé d'y voir clair. Partout et toujours, penser juste a été difficile. Les anciens n'ont aucun privilège en cela sur les modernes. Et on peut ajouter qu'il n'y a aucune différence entre les hommes quand on en arrive à les considérer sous ce point de vue. Que l'homme obéisse ou commande, enseigne ou apprenne, tienne une plume ou un marteau, il lui en coûte également de bien discerner la vérité. Les quelques lumières que l'humanité acquiert en avançant lui sont sans doute d'une extrême utilité; mais elles agrandissent aussi le nombre et la portée des problèmes. La difficulté n'est jamais levée, toujours l'intelligence rencontre l'obstacle. L'inconnu nous domine et nous étreint de toutes parts. Mais de même qu'on n'a pas besoin d'épuiser toute l'eau des sources pour étancher sa soif, on n'a pas besoin de tout savoir pour vivre. L'humanité vit et a toujours vécu sur quelques provisions élémentaires. Nous essayerons de les indiquer tout d'abord l'humanité vit par la confiance. Par là elle ne fait que refléter, dans la mesure do sa pensée consciente, ce qui est le fond obscur de tous les êtres. Une foi imperturbable à la solidité do l'univers, à son agencement intelligent, sommeille dans tout ce qui existe. Les fleurs, les arbres, les bêtes, vivent avec un calme puissant, une sécurité entière. Il y u de la confiance dans la pluie qui tombe, dans le matin qui s'éveille, dans le ruisseau qui court à la mer. Tout ce qui est, semble dire

« Je suis, donc je dois être; il y a de bonnes raisons pour cela, soyons tranquille. »


Et de même l'humanité vit de confiance. Par cela même qu'elle est, elle porte en elle la raison suffisante de son être, un gage d'assurance. Elle se repose dans la volonté qui a voulu qu'elle fût. C'est à garder cette confiance et à ne la laisser déconcerter par rien, à la cultiver au contraire et à la rendre plus personnelle et plus évidente que doit tendre le premier effort de notre pensée. Tout ce qui augmente en nous la confiance est bon. Parce que de là naît l'énergie tranquille, l'action reposée, l'amour de la vie et du labeur fécond. La confiance fondamentale est le ressort mystérieux qui met en mouvement tout ce qu'il y a de forces en nous. Elle nous nourrit. C'est par elle que l'homme vit, bien plus que par le pain qu'il mange. Ainsi tout ce qui ébranle cette confiance est mauvais, c'est du poison, non de la nourriture. Est malsain tout système de pensée qui s'attaque au fait même de la vie, pour le déclarer mauvais. On a trop de fois mal pensé de la vie en ce siècle. Quoi d'étonnant que l'arbre se flétrisse quand vous en arrosez les racines de substances corrosives? II y aurait cependant une bien simple réflexion à opposer à toute cette philosophie de néant vous déclarez la vie mauvaise? Bon. Quel remède allez-vous nous offrir contre elle? Pouvez-vous la combattre, la supprimer? Je ne vous demande pas de supprimer votre vie, de vous suicider, à quoi cela nous avancerait-il? mais de supprimer la vie, non seulement la vie humaine, mais sa base obscure et inférieure, toute cette poussée d'existence qui monte vers la lumière et selon vous se rue vers le malheur; je vous demande de supprimer la volonté de vivre qui tressaille à travers l'immensité, de supprimer enfin la source de la vie. Le pouvez-vous? Non. Alors laissez-nous en paix. Puisque personne ne peut mettre un frein à la vie, ne vaut-il pas mieux apprendre à l'estimer et à l'employer qu'en dégoûter les gens? - Quand on sait qu'un mets est dangereux pour la santé, on n'en mange pas. Et quand une certaine façon de penser nous ôte la confiance, la joie et la force, il faut la rejeter, certains que non seulement elle est une nourriture détestable pour l'esprit, mais qu'elle est fausse. Il n'y a de vrai pour les hommes que les pensées humaines, et le pessimisme est inhumain. D'ailleurs il manque autant de modestie que de logique. Pour se permettre de trouver mauvaise cette chose prodigieuse qui se nomme la vie il faudrait en avoir vu le fond, et presque l'avoir faite. Quelle singulière attitude que celle de certains grands penseurs de ce temps! En vérité, ils se comportent comme s'ils avaient créé le monde dans leur jeunesse, il y a de cela très longtemps; mais ils en sont bien revenus et décidément c'était une faute. Nourrissons-nous d'autres mets, fortifions nos âmes par des pensées réconfortantes. Pour l'homme, ce qu'il y a de plus vrai c'est ce qui le fortifie le mieux. Si l'humanité vit de confiance, elle vit aussi d'espérance. L'espérance est cette forme de la confiance qui se tourne vers l'avenir. Toute vie est un résultat et une aspiration. Tout ce qui est, suppose un point de départ et tend vers un point d'arrivée. Vivre c'est devenir, devenir c'est aspirer. L'immense devenir c'est l'espérance infinie. Il y de l'espérance au fond des choses et il faut que cette espérance se reflète dans le coeur de l'homme. Sans espérance pas de vie. La même puissance qui nous fait être, nous incite à monter plus haut. Quel est le sens de cet instinct tenace qui nous pousse à progresser? Le sens vrai c'est qu'il doit résulter quelque chose de la vie, qu'il s'y élabore un bien, plus grand qu'elle-même, vers lequel elle se meut lentement, et que ce douloureux semeur qui s'appelle l'homme a besoin, comme tout semeur, de compter sur le lendemain. L'histoire de l'humanité est celle de l'invincible espérance. Autrement il y a longtemps que tout serait fini. Pour marcher sous ses fardeaux, pour se guider dans la nuit, pour se relever de ses chutes et de ses ruines, pour ne point s'abandonner dans la mort même, l'humanité a eu besoin d'espérer toujours et quelquefois contre tout espoir. Voilà le cordial qui la soutient. Si nous n'avions que la logique nous aurions depuis longtemps tiré cette conclusion : Le dernier mot est partout à la mort; et nous serions morts de cette pensée. Mais nous avons l'espérance, et c'est pour cela que nous vivons et que nous croyons à la vie.


Suso, le grand moine mystique, un des hommes les plus simples et les meilleurs qui aient jamais vécu, avait une habitude touchante : chaque fois qu'il rencontrait une femme, la plus pauvre et la plus vieille, il s'écartait respectueusement de son chemin, dût-il pour cela se mettre les pieds dans les épines ou dans une ornière boueuse. « Je fais cela, disait-il, pour rendre hommage à notre sainte dame la Vierge Marie. » Rendons à l'espérance un hommage semblable: quand nous la rencontrons sous la forme du brin de blé qui perce le sillon, de l'oiseau qui couve et nourrit sa nichée, d'une pauvre bête blessée qui se ramasse, se relève et continue son chemin, d'un paysan qui laboure et ensemence un champ ravagé par l'inondation ou la grêle, d'une nation qui lentement répare ses pertes et panse ses blessures, sous n'importe quel extérieur humble et souffreteux, saluons-la! Quand nous la rencontrons dans les légendes, dans les chants naïfs, dans les simples croyances, saluons-la encore! car c'est la même toujours, l'indestructible, la fille immortelle de Dieu. Nous osons trop peu espérer. L'homme de ce temps a contracté des timidités étranges. La crainte que le ciel ne tombe, ce comble de l'absurdité dans la peur, selon nos ancêtres gaulois, est entrée dans nos coeurs. La goutte d'eau doute-t-elle de l'Océan? le rayon doute-t-il du soleil? Notre sagesse sénile a réalisé ce prodige. Elle ressemble à ces vieux pédagogues grognons, dont l'office principal consiste à rabrouer les joyeuses espiègleries ou les enthousiasmes juvéniles de leurs jeunes élèves. Il est temps de redevenir enfants, de réapprendre à joindre les mains et à ouvrir de grands yeux devant le mystère qui nous enveloppe, de nous souvenir que malgré notre savoir nous ne savons que peu de chose, que le monde est plus grand que notre cerveau et que c'est heureux, car s'il est si prodigieux il doit recéler des ressources inconnues et on peut lui accorder quelque crédit sans se faire taxer d'imprévoyance. Ne le traitons pas comme des créanciers un débiteur insolvable. Il faut ranimer son courage et rallumer la sainte flamme de l'espérance. Puisque le soleil se lève encore, puisque la terre refleurit, puisque l'oiseau bâtit son nid, puisque la mère sourit à son enfant, ayons le "courage d'être des hommes et remettons le reste à Celui qui a nombré les étoiles. Quant à moi, je voudrais pouvoir trouver des mots enflammés pour dire à quiconque se sent le coeur abattu en ce temps désabusé : relève ton courage, espère encore, celui-là est sûr de se tromper le moins qui a l'audace d'espérer le plus. La plus naïve espérance est plus près du vrai que le désespoir le plus raisonné.


Une autre source de lumière sur le chemin de l'humanité est la bonté. Je ne suis pas de ceux qui croient à la perfection naturelle de l'homme et enseignent que la société le corrompt. De toutes les formes du mal celle qui m'effraie le plus est au contraire la forme héréditaire. Mais je me suis parfois demandé comment il se fait que ce vieux virus empoisonné des instincts vils, des vices inoculés dans le sang, tout l'amas des servitudes que nous lègue le passé, n'ait pas eu raison de nous. C'est sans doute qu'il y a autre chose. Cette autre chose est la bonté. Étant donné l'inconnu qui plane sur nos têtes, notre raison bornée, l'énigme angoissante et contradictoire des destinées, le mensonge, la haine, la corruption, la souffrance, la mort, que penser? que faire? A toutes ces questions réunies une voix grande et mystérieuse a répondu : Sois bon. II faut bien que la bonté soit divine comme la confiance, comme l'espérance, puisqu'elle ne peut pas mourir, alors que tant de puissances lui sont contraires. Elle a contre elle la férocité native de ce qu'on pourrait appeler la bête dans l'homme; elle a contre elle la ruse, la force, l'intérêt, et surtout l'ingratitude. Pourquoi passe-t-elle blanche et intacte au milieu de ces ennemis sombres, comme le prophète de la légende sacrée au milieu des fauves rugissants? C'est parce que ses ennemis sont chose d'en bas et que la bonté ed chose d'en haut. Les cornes, les dents, les griffes, les yeux pleins d'un feu meurtrier, ne peuvent rien contre l'aile rapide qui s'élance vers les hauteurs et leur échappe. Ainsi la bonté se dérobe aux entreprises de ses ennemis. Elle fait mieux encore, elle a connu quelquefois ce beau triomphe de gagner ses persécuteurs : elle a vu les fauves se calmer, se coucher à ses pieds, obéir à sa loi.


Au coeur même de la foi chrétienne la doctrine la plus sublime et, pour qui sait en pénétrer le sens profond, la plus humaine est celle-ci : Pour sauver l'humanité perdue le Dieu invisible est venu demeurer parmi nous sous la forme d'un homme et il n'a voulu se faire connaître qu'à ce seul signe : La bonté. Réparatrice, consolatrice, douce au malheureux, au méchant même, la bonté dégage la lumière sous ses pas. Elle clarifie et simplifie. La part qu'elle a choisie est la plus modeste : bander les blessures, effacer les larmes, apaiser la misère, bercer les coeurs endoloris, pardonner, concilier. Mais c'est bien d'elle que nous avons le plus besoin. Aussi puisque nous songeons à la meilleure façon de rendre la pensée féconde, simple, vraiment conforme à notre destinée humaine, nous résumerons la méthode en ces mots

Aie confiance, espère et sois bon. Je ne veux décourager personne des hautes spéculations, ni dissuader qui que ce soit do se pencher sur les problèmes de l'inconnu, sur les vastes abîmes de la philosophie ou de la science. Mais il faudra toujours revenir, de ces lointains voyages, vers le point où nous sommes, et souvent même à la place où nous piétinons sans résultat apparent. Il est des conditions de vie et des complications sociales où le savant, le penseur et l'ignorant ne voient pas plus clair les uns que les autres. L'époque présente nous a souvent mis en face de ce genre de situations, etje garantis à celui qui voudra suivre notre méthode, qu'il reconnaîtra bientôt qu'elle a du bon. Comme j'ai, en tout ceci, côtoyé le terrain religieux, dans ce qu'il a de général du moins, on me demandera peut-être de dire en quelques mots simples quelle est la meilleure religion, et je m'empresse de m'expliquer sur ce sujet. Mais peut-être ne faudrait-il pas poser la question comme on le fait d'ordinaire, en demandant quelle est la meilleure religion? Les religions ont sans doute certains caractères précis, et des qualités ou des défauts qui sont inhérents à chacune. On peut donc à la rigueur les comparer entre elles; mais à cette comparaison se mêlent toujours des partis pris ou des partialités involontaires. Il vaut mieux poser la question autrement et demander : Ma religion est-elle bonne et à quoi puis-je reconnaître qu'elle est bonne? A cette question voici la réponse : Votre religion est bonne si elle est vivante et agissante; si elle nourrit en vous le sentiment de la valeur infinie de l'existence, la confiance, l'espoir et la bonté; et elle est l'alliée de la meilleure partie de vous-même contre la plus mauvaise, et vous fait apparaître sans cesse la nécessité de devenir un homme nouveau; si elle vous fait comprendre que la douleur est une libératrice; si elle augmente en vous le respect de la conscience des autres; si elle vous rend le pardon plus facile, le bonheur moins orgueilleux, le devoir plus cher, l'au-delà moins obscur. Si oui, votre religion est bonne, peu importe son nom. Quelque rudimentaire qu'elle soit, quand elle remplit cet office, elle procède de la source authentique, elle vous lie aux hommes et à Dieu. Mais vous servirait-elle par hasard à vous croire meilleur que les autres, à ergoter sur des textes, à renfrogner votre figure, à dominer sur la conscience d'autrui ou à livrer la vôtre à l'esclavage, à endormir vos scrupules, à pratiquer un culte par mode et par intérêt, ou à faire le bien par calcul d'outre-tombe, oh alors! que vous vous réclamiez de Bouddha, de Moïse, de Mahomet ou du Christ même, votre religion ne vaut rien, elle vous sépare des hommes et de Dieu. Je n'ai peut-être pas un pouvoir suffisant pour parler ainsi; mais d'autres l'ont fait avant moi, qui sont plus grands que moi, notamment celui qui raconta au scribe faiseur de questions, la parabole du bon Samaritain.

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Ch.4
La parole simple

La parole est le grand organe révélateur de l'esprit, la première forme visible qu'il se donne. Telle pensée, telle parole. Pour réformer sa vie dans le sens de la simplicité il faut veiller sur sa parole et sur sa plume. Que la parole soit simple comme la pensée, qu'elle soit sincère et qu'elle soit sûre : Pense juste, parle franc.

Les relations sociales ont pour base la confiance mutuelle et cette confiance se nourrit de la sincérité de chacun. Aussitôt que la sincérité diminue, la confiance s'altère, les rapports souffrent, l'insécurité naît. Cela est vrai dans le domaine des intérêts matériels et des intérêts spirituels. Avec des gens dont il faut sans cesse se méfier il est aussi difficile de pratiquer le commerce et l'industrie que de chercher la vérité scientifique, de poursuivre l'entente religieuse ou de réaliser la justice. Quand il faut d'abord contrôler les paroles et les intentions de chacun, et partir du principe que tout ce qui se dit et s'écrit, a pour but de vous servir l'illusion à la place de la vérité, la vie se complique étrangement. C'est le cas pour nous. II y a trop de malins, de diplomates, qui jouent au plus fin et s'appliquent à se tromper les uns les autres, et voilà pourquoi chacun a tant de mal à se renseigner sur les choses les plus simples et qui lui importent le plus. Probablement ce que je viens de dire suffirait pour indiquer ma pensée et l'expérience de chacun pourrait apporter ici un ample commentaire avec illustrations à l'appui. Mais je n'en tiens pas moins à insister sur ce point et à m'entourer d'exemples. Autrefois les hommes avaient pour communiquer entre eux des moyens assez réduits. Il était légitime de supposer qu'en perfectionnant et en multipliant les moyens d'information on augmenterait la lumière. Les peuples apprendraient à s'aimer en se connaissant mieux entre eux, les citoyens d'un même pays se sentiraient liés par une fraternité plus étroite, étant mieux éclairés sur tout ce qui touche l-a vie commune. Lorsque l'imprimerie fut créée on s'écria fiat lux / et avec plus de raison encore lorsque se répandirent l'usage de la lecture et le goût des journaux. Pourquoi n'eût-on pas raisonné ainsi deux lumières éclairent mieux qu'une et plusieurs mieux que deux; plus il y aura de journaux et de livres, mieux on saura ce qui se passe et ceux qui voudront écrire l'histoire après nous seront bien heureux, ils auront les mains pleines de documents. Rien ne semblait plus évident. Hélas! on basait ce raisonnement sur les qualités et la puissance de l'outillage, mais on calculait sans l'élément humain qui est partout le facteur le plus important. Or il s'est trouvé que les sophistes, les retors, les calomniateurs, tous gens à la langue bien pendue, et qui savent mieux que personne manier la parole et la plume, ont largement profité de tous les moyens de multiplier et de répandre la pensée. Qu'en résulte-t-il? Que nos contemporains ont toutes les peines du monde à savoir la vérité sur leur propre temps et leurs propres affaires. Pour quelques journaux qui cultivent les bons rapports internationaux, en essayant de renseigner leurs voisins équitablement et de les étudier sans arrière-pensée, combjen en est-il qui sèment la méfiance et la calomnie? Que de courants factices et malsains créés dans l'opinion publique, avec de faux bruits, des interprétations malveillantes de faits ou de paroles? Sur nos affaires intérieures nous ne sommes pas beaucoup mieux renseignés que sur l'étranger. Ni sur les intérêts du commerce, de l'industrie ou de l'agriculture, ni sur les partis politiques ou les tendances sociales, ni sur le personnel mêlé aux affaires publiques, il n'est facile d'obtenir un renseignement désintéressé : plus on lit de journaux, moins on y voit clair. Il y a des jours, où après les avoir lus et en admettant qu'il les croie sur parole, le lecteur se verrait obligé de tirer la conclusion suivante : décidément il n'y a pius que des hommes tarés partout, il ne reste d'intègres que quelques chroniqueurs. Mais cette dernière partie de la conclusion tomberait à son tour. Les chroniqueurs en effet se mangent entre eux. Le lecteur aurait alors sous les yeux un spectacle analogue àcelui que représente la caricature intitulée le combat des serpents. Après avoir tout dévoré autour d'eux les deux reptiles s'attaquent l'un à l'autre et s'entre-dévorent, finalement il reste sur le champ de bataille deux queues.

Et ce n'est pas l'homme du peuple seulement qui est dans l'embarras, ce sont les gens cultivés, c'est presque tout le monde. En politique, en finance, en affaires, même dans la science, les arts, la littérature et la religion, il y a partout des dessous, des trucs, des ficelles. Il y a une vérité d'exportation et une autre pour les initiés. Il s'ensuit que tous sont trompés, car on a beau être d'une cuisine, on n'est jamais de toutes, et ceux-là mêmes qui trompent les autres avec le plus d'habileté sont trompés à leur tour, lorsqu'ils ont besoin de compter sur la sincérité d'autrui. Le résultat de ce genre de pratiques est l'avilissement de la parole humaine. Elle s'avilit d'abord aux yeux de ceux qui la manient comme un vil instrument. Il n'y a plus de parole respectée pour les discuteurs, les ergoteurs, les sophistes, tous ceux qui ne sont animés que par la rage d'avoir raison ou la prétention que leurs intérêts seuls sont respectables. Leur châtiment est d'être contraints à juger les autres d'après la règle qu'ils suivent eux-mêmes Dire ce qui profite et non ce qui est vrai. Ils ne peuvent plus prendre personne au sérieux. Triste état d'esprit pour les gens qui écrivent, parlent, enseignent. Comme il faut mépriser ses auditeurs et ses lecteurs pour aller vers eux dans de semblables dispositions! Pour qui a gardé un fonds d'honnêteté, rien n'est plus révoltant que l'ironie détachée d'un acrobate de la plume ou de la parole qui essaie d'en faire accroire à quelques braves gens pleins de confiance. D'un côté l'abandon, la sincérité, le désir d'être éclairé, de l'autre la rouerie qui se moque du public. Mais il ne sait pas, le menteur, à quel point il se trompe lui-même. Le capital sur lequel il vit c'est la confiance, et rien n'égale la confiance du peuple, si ce n'est sa méfiance aussitôt qu'il s'est senti trahi. Il peut bien suivre un temps les exploiteurs de la simplicité. Mais, après cela, son humeur accueillante se transforme en aversion; les portes qui se tenaient larges ouvertes, offrent leur impassible visage de bois, et les oreilles, jadis attentives, se sont fermées. Hélas! elles se ferment alors non pour le mal seulement, mais pour le bien. Et c'est là le crime de ceux qui tordent et avilissent la parole. Ils ébranlent la confiance générale. On considère comme une calamité l'avilissement de l'argent, la baisse de la rente, la ruine du crédit : un malheur est plus grand que celui-là, c'est la perte de la confiance, de ce crédit moral que les honnêtes gens s'accordent les uns aux autres, et qui fait que la parole circule comme une monnaie authentique. A bas les faux monnayeurs, les spéculateurs, les financiers véreux, car ils font suspecter même l'argent loyal. A bas les faux monnayeurs de la plume et de la parole, car ils font qu'on ne se fie plus à rien ni à personne, et que la valeur de ce qui est dit ou écrit, ressemble à celle des billets de banque de la Sainte-Farce.

On voit à quel point il est urgent que chacun se surveille, garde sa langue, châtie sa plume et aspire à la simplicité. Point de sens détournés, point tant de circonlocutions, point tant de réticences, de tergiversations! Cela ne sert qu'à tout embrouiller. Soyez des hommes. ayez une parole. Une heure de sincérité fait plus pour le salut du monde que des années de roueries.

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Un mot maintenant sur un travers national et qui s'adresse à ceux qui ont la superstition de la parole et des démonstrations du style. Sans doute, il ne faut pas en vouloir aux personnes qui goûtent une parole élégante, ou une lecture délicate. Je suis d'avis qu'on ne peut jamais trop bien dire ce que l'on a à dire. Mais il ne s'ensuit pas que les choses les mieux dites et les mieux écrites soient celles qui sont les plus apprêtées. La parole doit servir le fait et non se substituer à lui et le faire oublier à force de l'orner. Les plus grandes choses sont aussi celles qui gagnent le plus à être dites avec simplicité, parce qu'alors elles se montrent telles qu'elles sont vous ne jetez pas sur elles le voile même transparent d'un beau discours, ni cette ombre si fatale à la vérité, qu'on appelle la vanité d'un écrivain et d'un orateur. Rien n'est fort, rien n'est persuasif comme la simplicité. Il y a des émotions sacrées, de cruelles douleurs, de grands dévouements, des enthousiasmes passionnés, qu'un regard, un geste, un cri traduisent mieux que les plus belles périodes. Ce que l'humanité possède de plus précieux dans son coeur, se manifeste le plus simplement. Pour persuader il faut être vrai et certaines vérités se comprennent mieux si elles sortent de lèvres simples, infirmes même, que si elles tombent des bouches trop exercées, ou sont proclamées à la force des poumons. Ces règles-là sont bonnes pour chacun dans la vie de tous les jours. Personne ne peut s'imaginer quel profit il retirerait pour sa vie morale, de la constante observation de ce principe être vrai, sobre, simple dans l'expression de ses sentiments et de ses convictions, en particulier comme en public, ne jamais dépasser la mesure, traduire fidèlement ce qui est en nous, et surtout nous souvenir. C'est là le principal. Car le danger des belles paroles est qu'elles vivent d'une vie propre. Ce sont des serviteurs distingués qui ont gardé leurs titres et ne remplissent plus leurs fonctions, comme les cours royales nous en offrent l'exemple. Vous avez bien dit, vous avez bien écrit c'est bien, il suffit.

Combien y a-t-il de gens qui se sont contentés de parler et ont cru que cela les dispensait d'agir? Et ceux qui les écoutent se contentent d'avoir entendu parler. Il se trouve ainsi qu'une vie peut bien ne se composer à la longue, que de quelques discours bien tournés, de quelques beaux livres, de quelques belles pièces de théâtre. Quant à pratiquer ce qui est si magistralement exposé, on n'y songe guère. Et si nous passons du domaine des gens de talent aux basses régions qu'exploitent les médiocres : là, dans le pèle-mêle obscur, nous verrons s'agiter tous ceux qui pensent que nous sommes sur la terre pour parler et entendre parler, l'immense et désespérante cohue des bavards, de tout ce qui braille, jase ou pérore et après cela trouve encore qu'on ne parle pas assez. Ils oublient tous que ceux qui font le moins de bruit font le plus de besogne. Une machine qui dépense toute sa vapeur à siffler n'en a plus pour faire marcher les roues. Cultivez donc le silence. Tout ce que vous retrancherez sur le bruit, vous le gagnerez en force.

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Ces réflexions nous amènent à nous occuper d'un sujet voisin, très digne aussi d'attirer l'attention, je veux parler de ce qu'on pourrait nommer l'exagération du langage. Quand on étudie les populations d'une même contrée, on remarque entre elles des différences de tempérament dont le langage porte les traces. Ici, la population est plutôt flegmatique et calme: elle emploie les diminutifs, les termes atténués. Ailleurs, les tempéraments sont bien équilibrés : on entend le mot juste, exactement adapté à la chose. Mais plus loin, effet du sol, de l'air, du vin peut-être, un sang chaud circule dans les veines : on a la tête près du bonnet et l'expression outrée; les superlatifs émaillent le langage et pour dire les plus simples choses on se sert du terme fort.

Si l'allure du langage varie selon les climats, elle diffère aussi selon les époques. Comparez le langage écrit ou parlé de ce temps à celui de certaines autres périodes de notre histoire. Sous l'ancien régime on parlait autrement que sous la révolution, et nous n'avons pas le même langage que les hommes de 1830, de 1848 ou du second empire. En général le langage a une allure plus simple maintenant, nous n'avons plus de perruque, nous ne mettons plus pour écrire des manchettes de dentelles; mais un signe nous différencie de presque tous nos ancêtres, notre nervosité, source do nos exagérations.

Sur des systèmes nerveux excités, quelque peu maladifs -- et Dieu sait que d'avoir des nerfs n'est plus un privilège aristocratique - les paroles ne produisent pas la même impression que sur l'homme normal. Et inversement à l'homme nerveux, le terme simple ne suffit pas, quand il cherche à exprimer ce qu'il ressent. Dans la vie ordinaire, dans la vie publique, dans la littérature et au théâtre le langage calme et sobre a fait place à un langage excessif. Les moyens que les romanciers et les comédiens ont employés pour galvaniser l'esprit public et forcer son attention, se retrouvent à l'état rudimentaire dans nos plus ordinaires conversations, dans le style épistolaire, et surtout dans la polémique. Nos procédés de langage sont à ceux de l'homme posé et calme ce qu'est notre écriture, comparée à celle de nos pères. On accuse les plumes de fer; si l'on pouvait dire vrai! Les oies nous sauveraient alors. Mais le mal est plus profond, il est en nous-mêmes. Nous avons des écritures d'agités et de détraqués; la plume de nos aïeux courait sur le papier plus sûre, plus reposée. Ici nous sommes en face d'un des résultats de cette vie moderne si compliquée et qui fait une si terrible consommation d'énergie. Elle nous laisse impatients, essoufflés, en perpétuelle trépidation. Notre écriture comme notre langage s'en ressentent et nous trahissent. De l'effet remontons à la source et comprenons l'avertissement qui nous est donné. Que peut-il sortir de bon de cette habitude d'exagérer son langage? Interprètes infidèles de nos propres impressions, nous ne pouvons que fausser par nos exagérations l'esprit de nos semblables et le nôtre. Entre gens qui exagèrent on cesse de se comprendre. L'irritation des caractères, les discussions violentes et stériles, les jugements précipités, dépourvus de toute mesure, les plus graves excès dans l'éducation et les rapports sociaux, voilà le résultat des intempérances de langage.

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Et qu'il me soit permis, dans cet appel à la parole simple, de formuler un voeu dont l'accomplissement aurait les suites les plus heureuses. Je demande une littérature simple, non seulement comme un des meilleurs remèdes à nos âmes blasées, surmenées, fatiguées d'excentricités, mais aussi comme un gage et une source d'union sociale. Je demande aussi un art simple. Nos arts et notre littérature sont réservés aux privilégiés de la fortune et de l'instruction. Mais que l'on me comprenne bien je n'invite pas les poètes, les romanciers, les peintres à descendre des hauteurs pour marcher à mi-côte et se complaire dans la médiocrité, mais au contraire à monter plus haut. Est populaire, non pas ce qui convient à une certaine classe de la société qu'il est convenu d'appeler la classe populaire; est populaire ce qui est commun à tous et ce qui les unit. Les sources de l'inspiration dont pourrait naître un art simple sont dans les profondeurs du coeur humain, dans les éternelles réalités de la vie devant lesquelles tous sont égaux. Et les sources du langage populaire sont à chercher dans le petit nombre des formes simples et fortes qui expriment les sentiments élémentaires et les lignes maîtresses de la destinée humaine. C'est là qu'est la vérité, la force, la grandeur, l'immortalité. N'y aurait-il pas dans un idéal semblable de quoi enflammer les jeunes gens qui, sentant brûler en eux la flamme sacrée du beau, connaissent la pitié et préfèrent à l'adage dédaigneux « Odi profanum vulgus ,, cette parole autrement humaine Misereor super turbam . - Quant à moi je n'ai aucune autorité artistique, mais de la foule où je vis j'ai le droit de pousser mon cri vers ceux qui ont reçu du talent et de leur dire : Travaillez pour ceux qu'on oublie. Faites--vous comprendre des humbles. Ainsi vous ferez une oeuvre d'affranchissement et de pacification; ainsi vous rouvrirez les sources où puisèrent jadis ces maîtres dont les créations ont défié les âges parce qu'ils surent donner pour vêtement au génie, la simplicité.







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